Transparences ; au delà des apparences
Chers lecteurs, je reviens vous parler d’un de mes auteurs français favoris : le très regretté Ayerdhal. Cette fois, il ne s’agit pas d’un livre de science-fiction, ni même d’anticipation, mais bel et bien d’un polar.
Avec « Transparences », Ayerdhal* reprend son éternel cheval de bataille mais sans fard contre l’impérialisme à l’américaine, en plongeant le lecteur dans un thriller politique haletant.
Synopsis
Un psychologue québécois, franco-anglais, expatrié volontaire dans la belle ville de Lyon, travaille pour Interpol sur des dossiers poussiéreux, afin de démêler ce que les polices du monde entier n’ont pas réussi à résoudre en matière de crimes en série.
Il va tomber sur l’histoire d’une tueuse en série internationale, qui débute sa carrière à l’adolescence en découpant ses propres parents, ainsi qu’un couple de leurs amis, à l’aide d’un katana. Son analyse de ce dossier atypique va le plonger dans les méandres obscurs des services secrets, des complots politiques, et l’amener au bord de la folie.
L’histoire plus en détail
Rien que de très banal pour un polar, me direz-vous. Pourtant, il n’en est rien car Ayerdhal s’entend toujours aussi bien à promener le lecteur, avec humour et poésie, dans les recoins les plus glauques de l’humanité. Dès les premières pages, il nous fait entrer dans la psyché de Naïs, une « nageuse de foule » traquée (mais prédatrice).
Ces quelques pages très poétiques s’achèvent dans l’horreur de quatre meurtres, très « académiques ». Le ton est donné. Il ne reste plus qu’à comprendre le pourquoi… Sans transition, nous découvrons enfin notre profileur (même s’il déteste ce terme) en la personne de Stephen Bellanger.
Psychologue de son état, québécois tombé amoureux de Lyon, parce qu’il ne s’agit ni de Paris, ni de Londres. Doté d’un grand esprit analytique, et d’un humour très caustique, il mène son travail pour Interpol avec méthode, mais sans passion réelle. Sa vie sociale est quasi inexistante, ne serait-ce quelques aventures d’un soir (ou d’une après-midi) pour ce Don Juan qui s’ignore, « garanti bio, élevé aux grains » (sic Naïs) et un seul ami.
Un unique ami, Michel, qui laisse songeur quant à la réelle indifférence de Stephen pour le monde qui l’entoure, puisqu’il s’agit d’un sans-abri qui squatte chaque saison, sauf l’été, un banc sur la place en bas de chez lui.
Attention ! Ce qui suit dévoile en grande partie le déroulé de l’histoire, si vous voulez garder votre virginité de lecteur, n’ouvrez pas les balises Détails !
La routine bien tranquille de Stephen, entre son boulot et son appartement, va basculer lorsqu’il tombe sur un dossier particulièrement endommagé. Presque vide, voire incohérent, il s’en ouvre à son supérieur, un vrai policier, Philippe Decaze, qui lui donne les moyens d’investiguer en lui conseillant de rester loin du terrain. Sage conseil, que Stephen aura beaucoup de mal à suivre, car il est très intrigué par le personnage d’Ann X et le mystère qui l’entoure.
Il s’en ouvre également auprès de Michel, au détriment de toute règle policière. Mais qui irait discuter avec un sans-nom, un sans-droit, comme le fait remarquer Michel. Car s’il vit à la cloche, il n’en est pas moins observateur et intelligent, et partage avec un humour cynique, quelques perles de vérité intrinsèque sur le fonctionnement de la société, avec notre québécois.
Details
Pour le dossier Ann X, Stephen ne dispose que des minutes du procès berlinois, datant du milieu des années 80, tellement peu cohérentes qu’il soupçonne une destruction volontaire. Mais par qui ? Et de quelques vidéos très endommagées. Le dernier volet du dossier est vide, il a été clairement nettoyé de son contenu. Mais pourquoi ?
Il n’a de cesse alors de reconstituer les événements qui ont menés au massacre de quatre adultes par une fluette adolescente de douze ans, mais aussi de suivre le parcours macabre de cette enfant, maintenant adulte, qui présente un fort potentiel criminel pour un psychologue aguerri. Quels que soient les éléments du passé, il se heurte systématiquement à des murs de silence.
Les ressources non officielles que Philippe Decaze va mettre à sa disposition, car le dossier l’intrigue aussi mais pour d’autres motifs, vont lever quelques coins du voile. Mais pour le plonger dans un univers que Stephen ignore, ou plutôt qu’il se refuse à connaître, même si Decaze l’oriente quelque peu dans cette direction en lui parlant de « chaînon manquant ».
De 1998 à 2001, Stephen, aidé de Philippe Decaze, Anton Cramer, un ex de la Stasi, et Carlo Prusiner, policier munichois reconverti dans la protection des secrets industriels, va dérouler l’écheveau quasi inextricable de l’affaire Ann X, et découvrir qu’elle ne s’arrête pas aux années 80. Mais, au contraire, a des prolongements inquiétants dans l’époque récente, mêlant affaires de caméras myopes lors de sauvetage d’enfants martyrs, ou d’assassinats méthodiques à arme blanche.
Details
Longtemps, Stephen bute contre cette dualité, et la masse impressionnante de meurtres répondant aux critères Ann X, lui donne le vertige, ainsi qu’à ses compagnons. Plusieurs centaines, atteignant le millier, des massacres parfois sans queue ni tête, sauf lorsqu’on comprend enfin la nature même d’Ann X. Car Stephen y parvient, certes sur les conseils du psychiatre qui s’est occupé d’elle dès le début de l’affaire berlinoise, et l’a même protégée autant qu’il a pu.
Ses recherches vont l’entraîner bien plus loin qu’il ne veut accepter de réalités cachées, de complots ourdis dans l’ombre par les puissants, pour toujours plus de pouvoirs, de malversations de divers services secrets, qui infiltrent sans vergogne jusqu’aux moindres rouages d’Interpol.
La traque va le mettre face à la cruauté sanglante d’Ann X, ou des hommes, en le faisant assister de visu au meurtre glacial d’un agent du FBI, pour flagrant délit de mensonge. Cet évènement va lui faire prendre conscience de beaucoup de choses, le menant au bord de la psychose paranoïaque.
Mais est-ce bien de la paranoïa quand votre chef vous prévient que vous serez sans doute suivi car vous brassez des eaux plus que boueuses et nauséabondes ? Ou que votre seul ami vous confirme que vous êtes effectivement à l’intérieur d’une nasse ? Est-ce toujours de la paranoïa quand vous vous rendez compte qu’Ann X est bien plus proche de vous que vous ne le pensiez ? Qu’elle joue au chat et à la souris avec vous, comme avec les plus puissants ou les plus obscurs services secrets de la planète, vous entraînant dans sa ronde infernale, mais pas forcément pour les mêmes raisons ? Que l’hécatombe semée partout derrière elle, Ann X, n’est peut-être pas entièrement de son fait ?
Mais je ne parle que de Stephen, alors qu’il y a tant à dire sur Naïs. Ayerdhal alterne son récit entre l’enquête de Stephen, et l’auto-prénommée, Naïs. Vous l’aurez compris, il s’agit de notre tueuse. Par brefs moments poétiques, l’auteur nous amène à connaître un peu de repos dans cette traque haletante, en nous plongeant dans la vie d’Ann X, telle qu’elle la vit, telle qu’elle la voit. Brefs moments poétiques, mais qui s’achèvent toujours de façon sanglante.
Details
Car elle est bien le prédateur que Stephen redoute et traque. Pourtant, elle est bien plus que cela, elle est ce que ses parents ont façonné à force d’horreur, que son apprentissage d’autodidacte lui a enseigné de la vie, lui faisant construire son propre système de valeur, qui n’a que peu de rapport avec le fonctionnement de la société actuelle, mais aussi ce que ses voyages de par le monde lui ont appris.
Car elle voyage tout le temps, Naïs, la « sans nom » qui prend celui qu’elle veut, la « sans droit » qui se les octroie tous, même si c’est parfois par pur instinct de survie. Mais tout comme Stephen qui devra faire face à certains faits qui heurtent sa conscience morale, Naïs grandit et évolue en permanence, elle change même parfois son système de référence, pour ceux qu’elle intègre comme appartenant à sa « famille ».
Et Stephen l’intrigue, tout autant qu’il est intrigué par Ann X. Naviguant en marge de la société, elle ne s’en isole que par transparence volontaire, sorte de système d’autodéfense bien plus qu’outil pour perpétrer ses meurtres.
Pour conclure
Transparences, pourquoi ce titre alors qu’on navigue visiblement dans les pires cloaques de l’humanité ?
Simplement parce qu’il s’agit de la capacité d’Ann X (Naïs) à disparaître du champ visuel des hommes en perturbant leur système noologique. Et, encore plus troublant, sa capacité à perturber le champ des caméras qui n’enregistrent qu’une image floutée de son visage. Simplement ?
Non bien sûr, en la personne de Michel, qui aide Stephen à comprendre ce phénomène de transparence. Car la transparence n’est pas toujours volontaire, et si Naïs l’amène au rang d’Art, nombre d’humains la subissent, tel Michel, parce qu’ils n’entrent pas dans les cadres de la société. Michel qui a beaucoup d’affection pour cette Ann X, à laquelle il s’identifierait presque, les meurtres en moins, car il est plutôt non violent, Michel.
Lorsque la traque s’achève enfin, on pourrait espérer un long moment de répit et pourtant qu’en reste-t-il lorsque la conclusion de ce thriller vous plonge dans des réalités beaucoup moins virtuelles, puisqu’il s’achève avec les attentats du World Trade Center…
Mais après lecture de ce roman, interpréterez-vous toujours ces événements tragiques de la même manière ?
Cet article est une republication d’un article paru dans l’édition reliée n° 20-21 de Mag’zine, que vous :pouvez toujours aller le lire ici.
* Ayerdhal a gagné le Grand prix de l’imaginaire avec ce roman en 2005.
Il existe une « suite » avec les mêmes personnages principaux, mais qui tient plus du genre « polar-espionnage » expliquant l’histoire du chaînon manquant (et les origines cachées de Ann X) : Résurgences