The Edge of Nowhere ; au bord de nulle part
Lorsqu’une des reines du crime à l’anglaise s’essaie au roman pour jeunes adultes, le résultat est assez surprenant. Aussi, ai-je choisi de vous présenter une série qui m’a interpellé : The Edge of Nowhere d’Elizabeth George.
L’intrigue principale
Hannah Armstrong entend les « murmures » des gens depuis sa plus tendre enfance. Ce don, ou cette malédiction, a sauté une génération. Sa mère tente donc de lui faire mener une vie normale, lui demandant de porter en permanence un appareil émettant un bruit de fond qui occulte ces « murmures ».
Malheureusement, les amours maternelles sont fugaces et nombreuses, difficile dans ce cas d’avoir une existence normale. Quand nous découvrons Hannah, elle a quatorze ans, presque quinze ; elle est mal dans sa peau ; elle déteste son don et plus encore son beau-père car il l’utilise pour escroquer de braves gens. Elle est au bord de la rébellion lorsqu’elle surprend un « murmure » qui va changer sa vie à tout jamais : l’être honni pense à la disparition soudaine de son associé et tout porte à croire qu’il l’a occis lui-même.
Lorsqu’elle fait part de ses soupçons à sa mère, celle-ci décide de s’enfuir, changeant leur nom, leur apparence. Hannah Armstrong devient Becca King, doit se déguiser en gothique et rejoindre l’amie de sa mère sur une île. Elle n’aura pour seul moyen de la joindre qu’un téléphone prépayé avec un unique numéro utilisable. Elle doit finir seule la dernière partie du trajet vers son refuge nouveau, d’abord en ferry, puis à vélo.
Cette grande plongée dans l’inconnu, loin des attentions agaçantes et néanmoins rassurantes de sa mère, va avoir des conséquences effrayantes pour cette adolescente rondouillarde et futée.
Les intrigues secondaires de la série
Elizabeth George, auteur américain du thriller noir, est connue pour ses intrigues policières à l’anglaise, dont certaines ont été adaptées pour la télévision. Elle nous entraine avec cette série de romans dans les méandres des mystères de Whidbey Island, au large de Seattle.
Avec The Edge of Nowhere, elle nous invite dans un univers moins effrayant mais tellement réaliste, à travers la vision et la découverte des fonctionnements de la société par un groupe d’adolescents et de jeunes adultes, centré autour de Becca King, cette jeune fille si particulière.
Elizabeth George réalise avec The Edge of Nowhere un sacré tour de force, mais le style employé pourrait en dérouter plus d’un. Surtout si vous connaissez déjà l’auteur et ses intrigues plus sanglantes. Personnellement, j’ai savouré chaque ligne des quatre volumes qui constitue la série ; le style change d’un volume à l’autre, il évolue au même rythme que l’esprit de Becca King. Car l’auteur nous entraîne aussi dans une sorte de voyage initiatique, en suivant les pas de cette jeune fille, et surtout ses progrès dans sa compréhension de la société et son acception du don qu’elle a.
En effet, les quatre volets se déroulent sur Whidbey Island et développe chacun une intrigue secondaire, régie sous un climat et une trame différente à chaque fois :
- Saratoga Woods (The Edge of Nowhere – 2012) : la recherche de l’auteur d’une agression sauvage sur un jeune homme que Becca admire ; la résolution du mystère que constitue les pensées de ce garçon aux yeux tristes dont les « murmures » ne parlent que de réjouissance. Le climat y est effrayant et pourtant que de bruit pour si peu, si ce n’est le noir secret que cache le cœur du jeune homme.
- L’île de Nera (The Edge of the Water – 2014) : la résolution du mystère posé par une otarie d’un genre très particulier qui intrigue beaucoup une scientifique et que protège de tout contact un insulaire enragé. Cette « enquête » va transformer aussi la vision que Becca a sur son ennemie jurée, dont les « murmures » sont aussi violents et orduriers que ses paroles. Ici aussi le climat reste inquiétant, et le paranormal y rejoint le fantastique, pour notre plus grand plaisir.
- Les flammes de Whidbey (The Edge of the Shadows – 2015) : Becca gagne en maturité et en confiance. Pourtant une série d’incendies criminels va bouleverser son quotidien, surtout quand les soupçons se portent sur des lycéens nouvellement débarqués sur l’île ; le climat et l’intrigue sont très proches d’un roman policier, et Becca aura bien du mal à faire la part du vrai dans les « murmures ». Pourtant le lecteur est bien aidé car le cercle d’amis de Becca s’agrandit et offre divers points de vue qui pourront vous guider vers la clé de l’intrigue… ou mieux vous perdre.
- Les lumières de l’île (The Edge of the Light – 2016 ) : ce dernier volet apporte plus de réponses sur l’intrigue principale, en approfondissant la compréhension des personnages principaux et secondaires ; l’enjeu de l’intrigue secondaire repose entièrement sur Becca, qui doit trouver le moyen d’aider son ami pour que son grand-père reste dans sa maison. Car elle est la seule à entendre les « murmures » du vieil homme rusé, qui a partiellement perdu l’usage de ses membres et de la parole. Si le climat général semble plus heureux de prime abord, on plonge vite dans les plus sombres recoins de l’esprit humain et les pires méfaits du mal-être social.
Le talent d’Elizabeth George
L’évolution du style mérite que je m’y arrête un peu, car certains pourraient croire en lisant ces romans que cela tient du hasard ou du fait qu’Elizabeth George s’essaie à un genre qui lui est étranger. Pourtant, il n’en est rien. L’auteur réalise une œuvre parfaitement soignée et maitrisée, qui démontre son grand talent s’il en était besoin.
Pour le premier volume, The Edge of Nowhere possède un style un peu haché, presque chaotique et essoufflé, à l’image de Becca King qui peine sur les pentes de Whidbey Island, au guidon de son vélo. Le climat y est inquiétant, l’intrigue secondaire presque effrayante, en parfait reflet de l’état d’esprit troublé de Becca qui vit dans la peur : de voir son beau-père débarquer sur l’île ; de ne pas pouvoir contacter sa mère.
Et surtout sans la femme qui devait l’accueillir, puisqu’elle est morte emportant le secret de sa venue dans la tombe, Becca ne sait pas à qui se fier, ni à quoi. Les « murmures » qu’elle perçoit sont trop décousus et lui semble sans queue ni tête car elle n’arrive pas à les lier à un contexte.
Dans le second volet, Becca commence à s’adapter à la vie sur Whidbey Island, fréquentant le lycée local plus assidûment, même si elle se cache toujours et reste profondément secrète et défiante. Elle s’est fait un ami loyal et dévoué, à qui elle a pu avouer son secret. Le style devient plus fluide, à l’image de Becca qui s’affine et ne s’essouffle plus en parcourant les routes sur son vélo.
L’auteur nous plonge aussi un peu plus dans la vie des personnages secondaires, en les suivant seuls et non plus uniquement à travers les yeux et les pensées de Becca. Notre curiosité est satisfaite au même rythme que la curiosité de Becca s’éveille pour son nouvel environnement. L’ambiance générale s’allège, bien que toujours très mystérieuse, parfait reflet des sentiments de Becca vis à vis de son don, qu’elle commence à apprivoiser à défaut de toujours le comprendre.
Avec le troisième tome, le style s’accélère avec une grande dextérité. Au même titre que la trame de l’histoire dont les personnages et leurs interactions sont plus nombreux, surtout hors de la présence de Becca. Pourtant, l’arrière-plan reste très inquiétant, même si la curiosité et l’intrépidité de Becca et ses amis ne cessent d’augmenter. Ce volet s’offre une vraie intrigue policière, mais aussi s’enrichit d’une trame sociétale plus étoffée en élargissant le cercle qui gravitent autour de Becca. Celle-ci est mise au défi de transcender son don qu’elle ne maîtrise pas encore, alors même qu’il se renforce. Si l’intrigue principale est mise en sourdine, elle reste malgré tout présente dans les pensées de Becca.
Le dernier roman s’offre quant à lui un style presque philosophique car Becca obtient beaucoup de réponses qu’elle n’imaginait même pas. L’héroïne poursuit sa quête de la maîtrise de son don, tout en gagnant à grand pas l’âge adulte. Le thème sous-jacent dans les autres volumes du voyage initiatique prend le premier plan, tout en se mêlant à l’intrigue secondaire. Tous les efforts de Becca tendent à sauver le grand-père de son ami et donc à développer ses dons jusqu’à atteindre leur parfaite maîtrise. L’ambiance est assez malsaine, pour mieux faire ressortir les « lumières » spirituelles de l’aboutissement de cette quête intérieure.
Le voyage initiatique qui se tisse
L’adolescence n’est pas une période facile, chacun en conviendra. Cette période charnière entre l’innocence de l’enfance et la prétendue maturité de l’âge adulte est pourtant un passage indispensable pour la compréhension de la vie sociale.
Cela est d’autant plus difficile lorsqu’on s’appelle Becca King (ou Hannah Armstrong) et qu’on doit à la fois avancer vers la maturité, dissimuler son identité et apprendre à maîtriser un don capricieux dans un environnement hostile. Tout du moins, tel est l’état d’esprit de Becca lorsque commence cette histoire.
Pourtant, ce qu’elle ne voit pas, mais que le lecteur comprendra très vite, c’est que Becca possède un guide. Une vieille dame énigmatique qui lui donne toujours d’excellents conseils, bien que très sibyllins en apparence. L’île de Whidbey est également un excellent choix de refuge, même si la mentalité des insulaires va dérouter plus d’une fois Becca. Dans ce microcosme, elle va faire l’apprentissage d’elle-même et de son don, et découvrir comment les liens se tissent entre individus, à comprendre leurs impacts sur les réactions des gens.
Bien sûr, elle fera de nombreuses erreurs de jugement, surtout au début. Elle tentera de forcer son don, de forcer les autres, de forcer le destin. Pourtant, de juger des apparences. Becca découvrira aussi, au fil des romans et du temps, les différentes configurations familiales et sociales qui ouvriront son esprit à une meilleure compréhension de ces murmures. Elle verra ainsi ses dons se diversifier à mesure que sa maîtrise augmente.
Pour finir, lorsque Becca atteint dix-huit ans, dans le dernier volet, et elle s’intègre dans la trame sociale de l’île, abandonnant les artifices qui la dissimulent, lui faisant presque oublier pourquoi elle fuit. Becca n’a de cesse de convaincre ses amis à s’ouvrir au monde et surtout à dévoiler le fond de leurs pensées. Mais plongée dans son rôle de guide, elle n’entend pas les conseils ultimes qui pourraient effacer ses propres œillères. Les mensonges la rattrapent alors même qu’elle s’ouvre à son don et à l’âge adulte.
La toile de fond
Elizabeth George a réellement séjourné à Whidbey Island, une grande île au large de Seattle. Très touristique l’été, elle devient plus brumeuse et mystérieuse à la morte saison, offrant un cadre parfait pour des intrigues policières ou paranormales.
Cette grande dame n’en apprécie pas moins Whidbey, car elle dépeint avec beaucoup de détails les paysages de l’île, dont elle met à l’honneur dans chaque volume un lieu particulier.
En plus du panorama splendide qui enveloppe l’histoire, l’auteur noue dans sa trame les thèmes les plus courants auxquels des adolescents ou jeunes adultes peuvent être confrontés dans l’apprentissage de la vie : questionnement sur la sexualité, la drogue, l’injustice sociale, les conflits familiaux, etc..
Elle aborde aussi quelques thèmes plus réjouissants comme l’amour filial, l’amour tout court, l’amitié, la tolérance et la compréhension des autres et de soi. Et pas seulement pour Becca King, car au fur et à mesure qu’elle développe les personnages secondaires autour de son héroïne, chacun atteindra un nouveau niveau de compréhension sur eux-mêmes ou sur les autres.
Le conflit entre générations est également représenté, mais de manière plus subtile et légèrement faussée. Dans The Edge of Nowhere, les guides spirituels des jeunes sont généralement ceux de la génération la plus âgée, ce sont aussi les plus « généreux » et compréhensifs. La génération intermédiaire cumule les fléaux de l’âge adulte bien pensant : intolérance ou laxisme, amour parental ultra protecteur ou possessif. Cette génération présente aussi les plus grands vices, comme la colère, la paresse, l’orgueil démesuré, l’alcoolisme. Bien sûr, certains échappent un peu à la règle mais l’image générale reste assez pessimiste, à l’instar de la vision d’un adolescent sur ce monde adulte.
Pour conclure
J’ai dévoré The Edge of Nowhere, car tout m’a plu dans ces romans : les différentes intrigues et la toile de fond, l’évolution du style en corrélation avec l’évolution des personnages, aussi bien que les divers thèmes et sujets abordés.
C’est une série que je conseillerai volontiers à des adolescents, à partir de 15-16 ans, mais pas seulement, car tout le monde devrait y trouver son compte. L’étoffe de ces histoires est vraiment complète, abordant à la fois des sujets très actuels et intemporels.
J’ai tenté de vous présenter au mieux cet essai d’Elizabeth Georges qui, je l’espère, vous ravira autant qu’à moi.
Cet article est une republication d’un article paru dans l’édition reliée n° 22 de Mag’zine, que vous :pouvez toujours aller le lire ici.