Stéphane Lapie, traducteur d’animes
Salut et bienvenue à toi ! Merci d’avoir répondu favorablement à notre invitation. Est-ce que tu pourrais commencer à te présenter en quelques mots à nos lecteurs ? Qui est-tu ? D’où viens-tu ? Quels sont tes réseaux ? Ce que tu fais dans la vie ?
Je suis avant tout un informaticien passé par EPITA (et son association Epitanime) et sorti en 2005, et je travaille au Japon chez un fournisseur d’accès à internet.
La traduction est une façon pour moi de continuer à pratiquer toutes mes langues (français, anglais, japonais) et de valider mes compétences en langues, ce qui est du coup toléré par mon employeur. Je suis également président d’une organisation au Japon (similaire en statuts à une association loi 1901 française), qui effectue des prestations régulières de traduction depuis 2010, et qui a fait venir plusieurs invités en France, ou qui les a pris en charge en convention.
Comment en es-tu arrivé à la traduction ?
Ma passion pour l’animation japonaise remonte à très loin, vu que ça a commencé avec le Club Dorothée et plus particulièrement Saint Seiya. Ma pratique du japonais, elle, remonte à 1997, au lycée. J’ai aussi fait de la traduction en amateur afin de m’améliorer.
Depuis quand habites-tu au Japon ? Le fait d’être sur place apporte-t-il une aide pour certaines traductions ?
Je suis au Japon depuis 2006, après un passage d’un an sur les bancs de l’INALCO. Je pensais rester jusqu’à la licence, mais une offre d’emploi tombée entre-temps en aura décidé autrement.
Plus que simplement « être sur place », c’est le fait d’être sur place depuis longtemps, de tremper dans le japonais en permanence depuis des années, qui offre un avantage : on est à la pointe des tendances, des évolutions de la langue, des centres d’intérêt, ce qui finit par être utile pour comprendre certaines références obscures, ou certaines tournures que les jeunes utilisent.
Pourrais-tu citer quelques séries sur lesquelles tu as officié ?
Si je devais être exhaustif, je renverrais à ma page ANN.
Si je devais citer les titres les plus représentatifs pour moi, il y aurait les franchises Fate, Monogatari, SAO, Madoka Magica. Beaucoup de séries en vogue, la plupart représentés sur le bouquet Tokyo MX et sur le créneau horaire du vendredi ou du samedi soir…
Maintenant que tu t’es introduit, voyons plus en détail en quoi consiste la traduction d’un anime. Comment s’insère la traduction dans les étapes de sortie d’un épisode ?
Il faut voir ce qu’on entend par « traduction », si on parle juste de l’étape « taper du texte en français là où on entend du japonais », ou si on inclut les processus annexes. On peut procéder de deux façons :
- Soit on tape dans un fichier texte au format « Personnage : Texte {indications} », avant d’envoyer ça à un technicien qui fera le repérage, dit « spotting » ou « timing » suivant les usages.
- Soit pour les publications multilingues, on effectue d’abord le « spotting », pour donner un fichier commun à tous les traducteurs, qui rempliront dedans.
La première méthode a l’avantage de permettre de travailler uniquement depuis le script papier de l’épisode, mais la seconde, elle, fait gagner énormément de temps à tout le monde, car on ne fait que placer du texte sur un temps déjà délimité sans avoir à « deviner » où quelle réplique va.
Après quoi, il reste les phases d’adaptation et de relecture, voire d’édition vidéo pour intégrer les éléments graphiques nécessitant des retouches en profondeur.
Quelles sont les contraintes auxquelles doit faire face la traduction ?
Pour résumer en quelques points :
- Il faut que ce soit concis, les normes techniques de sous-titrage imposant maximum deux lignes sur quatre secondes, quarante-deux caractères par ligne, et suivant les maisons d’édition, quinze à dix-huit caractères par seconde de débit. (Avec l’occasionnelle exception).
- Il faut faire attention à l’affichage des sous-titres.
- Une traduction doit être pensée pour le public le plus large, donc il faut éviter autant que possible les « private jokes » ou références obscures, le travail d’un traducteur est d’être transparent : s’il faut sortir son dictionnaire pour qu’une traduction soit comprise, ça décroche le spectateur.
- Après, c’est à doser, mais il y a un savant équilibre d’exactitude pour les termes techniques, de respect des nuances (Pourquoi tel mot ici et pas un autre ? Si ça a une influence sur le scénario), d’expression des sentiments des personnages et de ce que devrait ressentir le spectateur, et enfin la question de la couleur locale (« Qui est le Général le plus connu ? » – « Ieyasu Tokugawa / Charles de Gaulle ! » ; savoir si on remplace les références à la culture japonaise ou pas, car c’est une question de cohérence sur toute la série).
Bref, beaucoup de travail au niveau micro (« Comment rend cette réplique à cet instant ? »), mais aussi au niveau macro (« Quel impact aura-t-elle sur le long terme ? Sur toute la série ? Sur comment la série sera perçue ? »)
Tu dis qu’il faut avoir une bonne vision macro. As-tu déjà eu des regrets sur une traduction après coup, avec une meilleure vue d’ensemble, tu dis que tu n’avais pas été suffisamment juste ?
Il faut savoir anticiper les loups, ou disposer d’assez d’informations. C’est surtout un problème pour les séries qui inventent leurs propres termes pour tout, et oui cela m’est arrivé d’avoir à revenir sur une traduction et faire faire une V2 pour corriger.
Les problèmes du genre issus de la grammaire pure, j’arrive assez bien à les flairer, mais il faut savoir par exemple que le japonais ne genre pas tout comme au français, donc il y a beaucoup de qualificatifs plein de respect qui peuvent du coup désigner un homme comme une femme… Même si la personne qui les utilise « sait », dans le propos c’est indéfini, donc c’est une surprise pour le spectateur comme pour les autres personnages. Ce genre de piège où la révélation arrive 30 épisodes plus tard est une horreur à gérer, mais il faut avouer que le cas est rare.
Je pensais spécifiquement au cas de Dante dans Full Metal Alchemist 2003… Désignée par « ano hito », « ano okata », soit « cette personne, cet illustre personnage » jusqu’à la révélation… Là, si on fait littéral, il faut du coup utiliser des tournures vraiment pas naturelles en français si on veut conserver le voile de mystère et ne pas se marcher sur les pieds. Notons qu’à l’époque, tous les traducteurs amateurs, sans exception, se sont plantés. :D
Pour les problèmes concernant du vocabulaire spécifique ou des expressions, là, je tente souvent de traduire en gardant le plus gros du sens original et des sens possibles, de façon à ne pas me fermer de choix inutilement.
Un exemple où j’ai été content d’un choix fait à moitié en aveugle dans Monogatari, c’est quand Ononoki Yotsugi appelle Araragi « Jeune démon » (« oni-chan » [et non pas « onii-chan » ! Elle utilise le caractère du « démon » et non pas du « grand frère »], ou « oni no oniichan » ; une combinaison de « jeune homme » et de « démon »). Cela s’est révélé payant dans Zoku Owarimonogatari, où Ononoki Yotsugi explique que de l’autre côté du miroir, pour elle, c’est parce que Araragi est un vampire, donc un démon suceur de sang. Le visuel à ce moment affiche le kanji du grand frère (兄) passant devant un vitrail d’église pour y ajouter une croix, donnant le kanji du démon, « oni » (鬼)… Ce choix de traduction remonte à 2014, et aura servi en 2018.
Les limites techniques fixées (deux lignes max., quarante-deux caractères) ne te frustrent-elles pas par moment ? Cela ne donne-t-il pas parfois l’impression de ne pas rendre le texte à la hauteur de ce qu’il devrait être ?
Un peu, mais on s’y fait. C’est surtout un exercice de créativité pour exprimer un propos de la façon la plus concise, et aussi de discernement pour savoir quelle nuance du propos est vraiment importante par opposition à ce qui ne l’est pas.
Il ne faut pas oublier que nos animes sont faits par des professionnels (scénaristes, dialoguistes, ainsi que les comédiens) et que dans le cas d’une adaptation depuis un visual novel, un light novel ou un manga, ils élaguent déjà considérablement pour qu’un dialogue soit audible, compréhensible et concis.
Donc, à part les cas d’exception comme Excel Saga (où le débit du doubleur devient un gag, et où le spectateur n’est pas tenu de comprendre tout du premier coup), généralement il suffit de se creuser un peu la tête pour que ça passe.
Quelle est la charge de travail lié à la traduction d’un épisode d’anime ? Le temps dédié pour cela varie-t-il beaucoup d’un épisode à l’autre, voire d’une série à l’autre ?
À la louche, pour ma part en tant que traducteur, et pour l’épisode moyen, on parle de quatre heures par épisode de vingt-cinq minutes. Mais cela peut fluctuer suivant les recherches à faire pour comprendre le sujet de l’épisode, de l’anime, ou pour traduire les éléments visuels, tout relire et valider.
Certaines séries très faciles peuvent prendre moins de temps, mais vu qu’il faut quand même tout vérifier, ça ne baisse pas tant que ça. Par contre, pour une série très complexe ou dense, ça peut aller du simple au double.
Dans l’ensemble pour tous les processus sur un épisode ? On parle de dix heures, minimum, même dans le cas où le traducteur ne passe que quatre heures sur sa partie. Bien entendu, ce travail n’est pas fait par une seule personne, ce temps est à répartir sur plusieurs jours.
Comment recevoir et répondre aux attentes que les spectateurs ont vis-à-vis de la traduction ?
Pour une traduction, il faut déjà avoir une idée claire de qui sera le public :
- 1) Des fans d’une franchise ?
- 2) De simples fans d’anime ?
- 3) Le grand public ?
Dans le premier cas, sur une franchise existante, il faudra commencer par maintenir la cohérence avec les titres déjà publiés, et suivre le lexique de traduction (aussi appelé « bible »).
Autrement, il faut penser à avoir un niveau de langue qui soit abordable, mais toutefois assez nuancé pour maintenir l’expressivité du texte original.
Il faut aussi penser aux traductions forçant l’usage de mots à consonance malheureuse, ou qui touchent à des sujets sensibles pour le public, et être bien sûr de pourquoi on fait ces choix, donc avoir un esprit critique et savoir prendre du recul, ce qui exige aussi de bien prendre le temps de faire le travail.
As-tu déjà eu des retours virulents de « fans » en désaccord avec tes choix ? Comment abordes-tu cela quand ça arrive?
Notons bien sûr que nous parlons des cas purement subjectifs, où il y aurait plusieurs choix possibles et tout autant valides les uns que les autres.
On m’a reproché d’utiliser « Artéfact » dans Fate/Zero en 2012 et dans Fate/staynight en 2014, mais à mes yeux « Noble Phantasm » (la traduction « admise » par le fandom américain pour « hôgu », le nom fourre-tout des techniques/aptitudes issues des légendes des personnages) souffre de cinq problèmes :
- La fondation du raisonnement pour utiliser ce terme est très limitée, il n’y a en tout, littéralement, que trois références dans tout le jeu « Fate/stay night » (j’ai vérifié le code source) ; c’était un amalgame et un choix fait par le traducteur de Mirrormoon, donc une traduction de fan, pour avoir quelque chose qui « claque » pour parler des pouvoirs des Servants en général, mais normalement l’expression « Noble Phantasm » ne parle que d’Excalibur. Il y a aussi « Broken Phantasm » pour parler de ce que Archer fait avec ses projections, qui sont de base des « illusions ».
- Il était hors de question pour moi d’utiliser ce terme issu du fandom, sans une directive explicite.
- Le terme est en anglais, et il s’agit d’une traduction en français. De base, ça fait mauvais genre de mélanger.
- Le terme de base japonais donne une petite idée de ce que c’est : à la fois un outil, et un trésor (pour reprendre les kanjis). Noble Phantasm, ça ne parle absolument pas, à moins de déjà savoir de quoi il est question, auquel cas pas de problème. Le but d’une traduction est d’être claire pour le plus large public, pas d’utiliser quelque chose d’obscur pour le plaisir.
- Le terme anglais a le mauvais goût d’être deux fois plus long, ce qui est une considération critique quand on a quarante-deux caractères par ligne, et quinze à vingt caractères par seconde.
L’argumentaire ci-dessus a suffi à faire taire pas mal les discussions. Autrement, non, je n’ai pas souvent affaire à des fans virulents, mais quand c’est le cas et que je suis autorisé à m’exprimer en public, j’étaye juste mon raisonnement comme ci-dessus. Si j’ai fait un choix de traduction, c’est que dans ma tête j’ai une raison que je suis prêt à défendre.
En gros, ça paie combien la traduction d’un épisode ?
Pour ma part, c’est un appoint à un travail principal, et ça fait que je limite mon rythme en fonction de cela.
Je ne suis pas libre de communiquer publiquement sur les tarifs, qui varient d’un éditeur à l’autre, même si je m’efforce de facturer de façon équitable. En gérant deux à trois séries et l’une ou l’autre prestation, ça me fait un appoint de 2 000 à 3 000 € par mois.
Quel pourcentage représente la traduction dans le prix d’un épisode ?
Au bas mot la moitié, mais cela varie suivant les process des éditeurs, et au temps qu’ils peuvent consacrer.
Quel est le poids du studio de production sur la traduction, s’il existe ? Les plateformes de VOD ont-elles carte blanche ?
Dans un tel cas, on ne parlera pas tant du « studio » que du « comité de production » dans son ensemble.
La hiérarchie japonaise étant très stricte, même si « in fine » ça vient du studio, les directives passeront via le comité de production, qui détient les gros sous et gère la promotion et l’image de la série au Japon et à l’étranger. Pour certains titres, il se peut qu’on ait des contraintes strictes sur la bible, mais pour d’autres qu’on soit totalement libres, ou que l’exception française soit admise (Par exemple, une localisation ou orthographe qui, placée dans le contexte du français, ne « passe tout simplement pas »). C’est vraiment au cas par cas.
As-tu déjà eu un conflit où tu as dû défendre ton point de vue sur une traduction précise ? Que ce soit contre le diffuseur en France ou contre le comité de production au Japon ?
Ça arrive souvent que je doive défendre une traduction, ou une orthographe quand il n’y a pas d’indication préalable.
Un exemple serait l’orthographe de « Sinon » dans Sword Art Online II, nous n’avions que la phonétique « Shinon », et c’était le pseudo d’un personnage dont le vrai nom est « Asada Shino ».
Du côté français, on voulait au départ que dans le doute je fasse au plus simple et que je parte sur « Shinon », mais j’ai soutenu qu’il fallait retirer le « h » pour différencier le pseudo en ligne du vrai nom.
Il s’est trouvé que l’épisode suivant m’a donné raison quand le nom « Sinon » s’est retrouvé affiché à l’écran en toutes lettres.
Il y a eu un autre cas où il était affiché « Sterben » à l’écran, et les personnages étant japonais, ne savaient pas lire l’allemand et croyaient à une typo de « Steven ». Il fallait donc absolument rendre cet aspect dans les sous-titres, même si l’écran affichait une autre orthographe. Cela m’a été signalé comme erreur, jusqu’à ce que je soutienne que c’était un point critique du scénario qui serait élaboré dans l’épisode suivant.
Par contre, pour ce qui est du comité de production, il est rare qu’il s’intéresse directement aux traductions, mais dans les cas où cela arrive, le mieux que je puisse faire est argumenter, tout en sachant que c’est le comité qui aura le dernier mot. Cela dit, il est possible de contrer les directives du comité dans certains cas, notamment quand on peut démontrer une rupture de cohérence impossible à réconcilier ou que la demande n’est tout simplement pas techniquement faisable (caractères spéciaux n’existant pas dans la fonte utilisée pour les sous-titres, orthographe disgracieuse en français).
Trois astuces pour réussir une traduction ?
- D’abord bien savoir à quel genre d’œuvre on a affaire, ses caractéristiques, son public.
- Ensuite, être capable d’anticiper les conséquences d’un choix de traduction, et avant tout pouvoir se regarder dans une glace et se le défendre à soi-même.
- Pour finir, ne pas avoir peur de lire beaucoup, de se documenter, et d’enrichir son vocabulaire.
Trois pièges à éviter en traduction ?
- Toujours revérifier les références à des nombres, surtout quand ils sont énormes. Même un traducteur expérimenté pourra faire une erreur de compréhension, donc il faut s’assurer qu’on a bien entendu, bien retranscrit, et que ça a un sens placé dans le contexte. Ou que l’approximation, si elle est inévitable, ne nuira pas.
- Se méfier de la fatigue et de ce qu’on croit avoir lu après un rush, donc trouver le temps de se relire, car le simulcast est un travail dans l’urgence, et on trouve du coup toujours des choses à améliorer ou peaufiner.
- Ne pas oublier son public, il n’est pas toujours de bon ton d’utiliser des gros mots ou des mots lourds de sens ; certains sujets sont difficiles à traiter, donc il faut rester exact, sans pour autant être trop cru.
Tu dis que tu dois faire attention sur les sujets lourds de sens, as-tu justement eu des sujets difficiles à aborder ? D’ailleurs, un sujet peut être tabou dans un pays, mais plutôt admis dans l’autre. Dans ces cas-là, tu dialogues avec le reste de l’équipe de localisation FR/ l’éditeur JP ?
Je prendrai l’exemple de « Fate/stay night Heaven’s Feel », il y a des références au viol, et certaines très déplacées. Si on prend littéralement, Ilyasviel demande notamment, en plein combat, à Berserker de « violer » Saber… La présence du mot utilisé littéralement ici casserait l’ambiance et ferait se focaliser les spectateurs sur ce mot plus que sur l’intrigue, donc j’ai opté pour noyer le poisson et adoucir le terme et utiliser « souiller ». Il faut aussi dire que le film était prévu pour une projection en cinéma, et qu’un bon mot un peu gras a tendance à faire rigoler dans la salle, et donc à nuire à tout le monde… Il faut aussi penser à ça.
Par exemple, dans le film 3 de « Puella Magi Madoka Magica », Homura arrache un fragment de la déesse Madoka, qui dit « Tu vas me déchirer »… En l’occurrence, j’ai pu demander à Gen Urobuchi si mon interprétation d’une nuance de viol ou de défloration était adaptée, et il m’a confirmé que oui, et qu’il fallait y aller sans pitié. Le calcul était donc bon, mais cela a fait rigoler grassement et on se souvient encore surtout de ce passage. Donc oui, tout ce qui a des références au sexe, on y fait attention à cause des gens qui vont s’en souvenir, mais aussi des gens à qui ça pourrait rappeler de très mauvaises expériences.
Ce genre de question du coup, on les repère à la traduction, et on se concerte en équipe. Sauf exception, le Japon n’est pas mêlé à ces discussions, mais c’est par exemple dans les cas où il faut recadrer un titre en R15 ou R18.
Pour revenir sur Fate, le film 2 de Heaven’s Feel a des scènes explicitement sexuelles, et beaucoup de narration introspective très sombre sur l’état mental de Sakura. Nous avons fait attention à ne pas heurter les sensibilités et à bien réfléchir à quels mots nous utiliserions pour rendre cette scène. Au final, il y a eu des gens qui ont rigolé dans le cinéma et gâché l’expérience pour les autres, et c’est à peu près la seule critique qui est revenue.
Quels seraient les conseils à quelqu’un qui souhaiterait apprendre le japonais et devenir ensuite traducteur ?
Je dirais qu’il faut s’y prendre tôt, et ne pas s’attendre à des résultats immédiats.
Apprendre et maîtriser le japonais est un travail de longue haleine, qui demande un immense travail sur soi, l’acquisition des bases d’une culture très différente, une modification de sa façon de penser… Et tout cela prend plusieurs années au minimum.
Je dirais qu’il faut déjà aimer les langues, et trouver un moyen de s’amuser, et d’apprendre, de progresser à son rythme.
Comment s’y prendre afin d’adapter les jeux de mots dans les dialogues en japonais (qu’il peut y avoir dans les animes) à une traduction FR ?
Il n’y a pas de solution magique, et tout ne passe pas toujours.
Pour ma part, je travaille à l’inspiration, et avec un dictionnaire des synonymes, et je tente de décortiquer le jeu de mot, pourquoi il est drôle (sonorité ? sens premier ? sens figuré ?), et de reproduire cet effet.
Il y a des fois, le choix idéal s’impose tout seul, et il y a des fois il faut se concerter avec les autres gens de l’équipe qui peuvent avoir des idées.
Est-ce que le traducteur est amené à changer selon les épisodes, ou est-il souhaitable de conserver le même, au moins pour une saison ?
Dans la majorité des cas que j’ai vécus, je suis resté sur les franchises où j’ai exercé autant que possible, et je suis de l’avis que c’est préférable, surtout si elles ont des univers complexes.
Autrement, si c’est inévitable, conserver le même traducteur sur une saison est un minimum. Le cas échéant, avoir le premier traducteur comme relecteur sur la seconde saison est un choix viable.
Est-ce qu’il t’arrive de rencontrer régulièrement les auteurs des séries sur lesquelles tu travailles ? Si oui, cela aide-t-il à mieux appréhender le sens des propos qu’il veut transmettre ?
J’ai eu la chance de rencontrer et de m’occuper en convention de certains des auteurs de séries que j’ai gérées, mais pour être exact, ce sont ces rencontres qui m’ont donné l’opportunité par la suite de travailler sur ces séries.
Avoir à les rencontrer et les gérer en convention aide en ce sens qu’il faut de toute façon faire ses recherches sur l’auteur concerné pour bien s’en occuper, mais d’autant plus qu’en parlant avec lui, il est parfois possible d’obtenir certaines clés. Mais ce n’est pas la majorité des cas, et cela sort des canaux officiels normalement tolérés par les comités de production.
Quelle aura été la traduction d’anime qui t’aura demandé le plus de travail ? Et pour quelles raisons ?
À ce jour, il n’y a qu’une traduction qui m’aura réellement fait peur et douter de mon aptitude à faire le travail, « Gundam Reconguista in G », qui exige un bagage particulier : il fallait pouvoir comprendre la psychologie de son réalisateur et ses tics de dialogue/langage/mise en scène pour pouvoir bien les transcrire. Je n’étais pas seul sur ce projet, et dieu merci il y avait Junichi Takeda, un vétéran de Gundam et de son réalisateur pour me guider et reformuler ce qui autrement aurait donné quelque chose d’extrêmement confus. L’autre problème est que j’ai dû prendre le train en marche à la moitié de la série…
Autrement, si on parle de temps de travail, tous les opus de Monogatari que j’ai traité auront exigé un temps de travail hors norme :
- à cause de la traduction de tous les éléments visuels.
- à cause des jeux de mots pour lesquels il fallait trouver une solution.
Ce que tu aimes dans la traduction ?
C’est un peu un défi pour moi et un moyen de conserver la forme intellectuelle en langues, et à ce stade un moyen de me détendre après le travail en informatique.
Ce que tu n’aimes pas dans la traduction ?
C’est un point que j’ai plus ou moins contourné avec mon association, mais parfois les contraintes en temps sont dures à encaisser.
Autrement, il arrive, mais c’est rare, d’avoir à travailler en aveugle, pour réaliser après coup « Ah bah non c’était pas ça ».
Pour finir, étant un grand fan de la séries des Monogatari et sachant que tu l’as traduite, j’aimerais en savoir plus sur la traduction de cette série, qui est particulièrement atypique. Et justement, peux-tu nous dire quelles sont les spécificités de la traduction de cette série ?
La série arbore sa couleur locale japonaise avec fierté, et il est impossible de l’en dissocier. On peut donc considérer que le public qui aborde Monogatari aura à absorber de la culture japonaise (les kanjis, la religion, les esprits), et à l’accepter pour apprécier. De même, on peut se permettre quelques libertés vu que la série ne se cache pas que son public visé est « otaku ».
Aussi, vu l’abondance d’éléments visuels, mon premier instinct en gestion de projet est de prendre le double de « temps nécessaire » par rapport à la norme. Donc de prévoir huit heures pour vingt-cinq minutes.
Le plus gros problème est ce qui est inhérent au média et aux kanjis, notamment avec le nom d’un certain parc dont la lecture, ou plutôt l’absence de lecture établie, est un point critique du scénario…
Bref, là, quand vient le moment d’expliquer ce point, on est obligé de considérer que le spectateur sait déjà ce que sont des kanjis, des clés, et ce genre de chose.
Le rythme soutenu/très verbeux de la série est-il une difficulté, ou rallonge-t-il simplement le temps passé à la traduction ?
Pour ma part, le rythme soutenu n’est pas un problème. Cela exige juste de pouvoir absorber de longues phrases dignes de Proust pour les décortiquer sans se prendre les pieds, mais la verbosité est au contraire un avantage : il n’y a pas trop d’ambiguïté du coup, le propos est on ne peut plus clair.
Cela rallonge quelque peu le temps de traduction, mais il faut aussi penser qu’on ne peut afficher que quarante-deux caractères par ligne, sur deux lignes, sur quatre secondes, donc il faut forcément taillader dans le texte, ce qui veut dire que le temps requis n’est pas directement proportionnel au volume de texte.
Comment bien retranscrire les sens cachés/jeux de mots de l’auteur ? J’ai cru comprendre que c’était l’une de ses particularités et que Nisio Isin s’en donnait à cœur joie.
Il faut soi-même disposer d’un vocabulaire riche, et de la perspective culturelle pour percevoir les double-sens, et les comprendre.
Partant de là, il y a un travail de réflexion et de recherche intensif pour s’assurer qu’on capture tout, et si on ne peut pas, qu’on capture au moins ce qui est absolument vital au spectateur au final.
Aussi, parfois, il faut aussi faire preuve d’audace et se jeter à l’eau avec quelque chose qui fait 80 % du boulot, car on ne sait pas si dix heures de plus permettraient de passer à 90 %.
As-tu d’ailleurs déjà pu rencontrer cet auteur et discuter avec lui de cela ?
Non, je n’en ai jamais eu l’occasion.
Aurais-tu une petite anecdote croustillante à nous transmettre sur la série ?
Kiss Shot est définie dans la série comme étant « au sang d’acier, au sang bouillonnant et sans cœur » (ou au sang glacial).
Là où pour la communication, le marketing international a établi « Sang glacial » pour Kizumonogatari III, j’ai réussi à imposer dans le film lui-même « Sang cœur », car la répétition du mot « sang » sur les trois termes avait une certaine force qu’il aurait été dommage de perdre.
Pour expliquer : « Reiketsu » (冷血) peut se comprendre comme « sang glacial », qui est la traduction littérale de l’expression qui désigne quelqu’un de cruel et « sans cœur ».
Ta waifu dans Monogatari ? (Attention c’est une question piège)
Je ne suis pas trop « tsundere », mais j’aime bien Senjôgahara. Autrement… J’aime beaucoup Kiss Shot adulte.
Je vois que tu as donc bon goût ! Merci à toi de t’être prêté au jeu et d’avoir répondu à toutes nos questions, nous avons pu apprendre tout un tas de choses sur les coulisses de la traduction d’anime.
Cet article est une republication d’un article paru dans l’édition reliée n° 23-24 de Mag’zine, que vous :pouvez toujours aller le lire ici.
Site de l’assocation JSICMF.