TRINITY de Laylow, une histoire de musique.
Si vous êtes férus de sports de combat, le nom TRINITY pourrait vous rappeler une catcheuse de la World Wrestling Entertainment, qui a effectué un passage éclair dans cette société dans les années 2000. Une série télévisée porte également ce sobriquet, et sachez que c’est aussi une rivière s’écoulant en Californie !
Cependant, la grande majorité d’entre vous associera TRINITY au pirate informatique issu de la saga Matrix. Laylow s’est inspiré de la protagoniste de cette trilogie pour son album, comme l’atteste la patte graphique de la pochette de TRINITY.
Cependant, avant d’entamer le plat de résistance, je vous propose un petit apéritif, comprenez ici un détour sur Laylow. Son style peut décontenancer si le rap ne fait pas partie de vos habitudes musicales, et j’aimerais revenir sur quelques points afin ne pas vous jeter dans la matrice de manière inconsidérée.
Commençons cet épanchement par une confession personnelle (j’avoue : dès que l’occasion se présente de raconter ma vie, je saute sur l’opportunité !). J’ai passé la première partie de mon adolescence en banlieue toulousaine, tout comme… Laylow !



Sous l’influence paternelle, j’ai très vite été bercé par des morceaux de rap comme IAM pour ne citer que les plus émérites. Ces derniers avaient un style plutôt propre, dans le sens où l’un de leurs commandements tacites est que la prose est tout aussi importante que la musicalité.
Laylow, ou plutôt, Laylow et Sir’Klo, me font découvrir un nouveau style de rap. Plus agressif, plus « jeune » (notez les guillemets pour éviter de me faire taper sur les doigts par les puristes), ce rap se détache de l’instrumental pour mettre en exergue l’écriture. Le second choc est d’ordre géographique. Excepté IAM, les groupes/rappeurs que j’écoutais évoluaient majoritairement sur Paris. Ce qui m’a alors frappé dans l’œuvre de Laylow et Sir’Klo était la proximité. L’un des clips est notamment tourné sur un micro-site où je passais une bonne partie de mes étés à jouer au football.
Quelques mois plus tard, je quitte la ville rose et m’éloigne par la même occasion de l’univers de Laylow. Je le redécouvre, plusieurs années après, le jour de mes vingt-cinq ans, avec la sortie du clip TRINITYVILLE, un des morceaux de TRINITY clippés pour la promotion de l’album.
Je dois reconnaître avoir mis quelques instants à me souvenir où ma mémoire avait stocké les informations sur Laylow, cependant la claque n’en est pas moins démentielle. Son style est radicalement différent, ce qui était prévisible étant donné que j’avais loupé quasiment dix ans de son épopée musicale.
L’effet du morceau est immédiat : un véritable feu d’artifices, autrement dit un son qui ne laisse pas indifférent. Tout y est : un refrain entêtant, un visuel à couper le souffle, des paroles qui vont et viennent via notre hippocampe, impliquant que la chanson est connue quasi intégralement après quelques écoutes.
Ma curiosité piquée au vif, je vais devoir patienter plus d’un mois avant de pouvoir écouter le premier album de Laylow. Seulement le premier album ? Pourtant après une dizaine d’années à gratter des textes, cela m’étonnait qu’il n’en ait pas encore produit. Supputant une longue pause, puis me découvrant dans l’erreur une nouvelle fois, je tombe sur quatre EP, cinq si l’on compte celui coproduit avec WIT, un de ses acolytes. Pour résumer grossièrement, un EP (Extended Play) dans le rap est un projet que l’on sort lorsque l’on ne le considère pas assez « mature », ou que le nombre de pistes est trop peu élevé pour le considérer comme un album.
Le regret est alors total, puisque je prends littéralement conscience de la qualité des projets fournis par Laylow. Il serait possible d’envisager un EP comme un asticot. On le met au bout de sa ligne, on voit si quelque chose semble intéresser, sinon on change de coin ou on essaie un nouvel appât. Sauf que ce qu’a proposé Laylow dans ses projets, ce n’est pas de la pêche classique ; on se rapprocherait davantage de la pêche à la dynamite, tellement certains sons se démarquent du reste. Son dernier EP, .RAW Z, est un quasi sans faute à mes yeux. C’est vous dire l’espérance qui planait sur TRINITY lorsque j’attendais l’album en cochant les jours restants sur mon calendrier.
Mais trêve de divagations. Pour l’industrie musicale, le rap n’y faisant pas exception, même si la qualité du projet est importante (mais pas toujours essentielle !), un des critères fondamentaux de la réussite d’un album est sa présence en radio. Les morceaux adaptés pour cette plate-forme sont alors plus légers que denses, plus joyeux que tristes, je pense que vous avez compris que j’enfonçais des portes ouvertes. Tout au long de l’écoute des EP, j’ai senti une progression dans la démarche artistique qui, à mon humble avis, aurait pu amener à un album « radio ». C’est une forme de rap que j’apprécie, et que j’écoute massivement. On ne passe quasiment aucune chanson, les sons sont généralement sous le moule : Couplet A/Refrain/Couplet B, puis insérez d’autres refrains si le morceau est trop court, ce qui les rend aisés à retenir.
Je me trompais encore sur le compte de Laylow. TRINITY est à des années-lumière des autres albums sortis pendant l’année. Premièrement, ce n’est pas un projet à part entière. C’est la suite logique et cruelle de RAW-Z, qui dévoilait Laylow comme un homme en proie au doute. TRINITY n’est même pas un album, ou plutôt ce serait réducteur de la nommer ainsi. D’après la pochette de l’album, elle est définie comme un « logiciel de stimulation émotionnelle ».
En effet, TRINITY a pour but de « guider l’utilisateur à travers quinze programmes distincts qui augmenteront son niveau d’adrénaline, d’ocytocine et de cortisol. »
Sans grande surprise, ces programmes font écho aux différentes pistes de l’album. Même si vingt-deux titres sont présents sur TRINITY, sept d’entre eux sont des interludes qui n’auraient que peu d’intérêt d’être écoutés indépendamment. Cette séparation est illustrée au niveau de la typographie. Les « vrais » morceaux sont tous écrits en majuscules, alors que les passages où Laylow et Trinity interagissent sont en minuscules. Il est important de noter ici un point qui, selon moi, constitue un élément clé d’un véritable album. L’ordre des morceaux importe. L’album est pensé pour être écouté dans cet ordre. Le jouer en aléatoire ruinerait toute cohérence et gâcherait une partie du plaisir de l’auditeur (pardon, de l’utilisateur !).
Le premier programme, « Initialisation », est le lancement de TRINITY. Elle est le fil rouge de l’album, et entrecoupe les morceaux, interagit avec Laylow ou bien exécute ses algorithmes selon la situation. Cependant, ce serait une erreur de la considérer comme un algorithme froid et inhumain.
Son premier contact avec Laylow intervient après des morceaux comme MEGATRON ou PLUG, épaulé par Jok’Air, excellent dans le registre de la séduction. TRINITY initie alors une nouvelle communication : « Interaction niveau 1. Taux de compatibilité élevé. Mode stimulation émotionnelle : mélancolie, tristesse, adrénaline, violence. Choix confirmé ».
Le rapprochement s’effectue donc entre Laylow et TRINITY. Les morceaux suivants, PIRANHA BABY et TRINITYVILLE sont très agressifs, à mon sens bien plus que MEGATRON par exemple. Laylow a bien eu la confirmation d’un intérêt mutuel entre eux deux, car PIRANHA BABY se termine par une « compatibilité critique » annoncée par TRINITY, ce qui semble lui donner des ailes.
Malheureusement, cette consommation excessive d’énergie impose à Laylow d’imiter le tragique destin d’Icare. Dans AKANIZER, la voix de Laylow est saturée, ce qui donne une musicalité originale au morceau, mais qui pourrait aussi illustrer l’essoufflement de Laylow suite à son aventure avec TRINITY. Comme un symbole, le titre suivant s’intitule BURNING MAN, dont la première phase est : « Je crée puis je casse tout, c’est merveilleux ». Si cette phrase s’adapte bien à un environnement musical, il semble aussi annonciateur du déclin de la relation entre TRINITY et Laylow.
La fin de ce titre marque la moitié de l’album, et introduit le changement d’ambiance qui se profile. Cette seconde partie commence par un saut de Laylow dans l’eau, dans l’interlude « Il était une fois sous l’eau ». Un peu comme si le conte de fée s’achèvera dès que sa tête sortira de l’eau. TRINITY parait désormais plus qu’humaine, omettant de vouvoyer Laylow en lui confiant : « Je me suis attaché à toi ».
Vient alors le programme LONGUE VIE…, que j’admire pour le message qui y est véhiculé. J’y ressens une écriture à cœur ouvert de la part de Laylow, qui va d’ailleurs se perpétuer jusqu’à la fin de l’album puisque le déclin ne fait que commencer. Une des phrases les plus emplies de sens est : « J’fêterai jamais tes défaites bitch, même si t’es l’pire de mes ennemis ». Le côté « ego-trip » de la première partie semble bien derrière lui, et le pardon christique implicite n’est pas pour me déplaire. Encore une fois, un double-sens entre son aventure amoureuse et l’industrie de la musique est suggéré, que ce soit une longue vie à ses concurrents artistes, ou bien à sa conquête déchue.
Laylow ordonne ensuite à TRINITY de le déconnecter. Il reprend alors contact avec le monde réel, pour écouter l’histoire du mendiant dans le morceau « Mieux vaut pas regarder, partie 2 ». D’ailleurs, je ne peux m’empêcher de penser au premier album de Disiz la Peste quand j’écoute ce titre, mais je vous expliquerai cela un peu plus en détails plus tard. Quoi qu’il en soit, le morceau est osé, car Laylow interprète trois personnages à la suite, en modifiant légèrement sa voix pour composer à chaque protagoniste une identité propre. Comme une évidence, son frère d’une autre mère, Wit, termine le morceau par un quatrième et dernier personnage qui entrera en contact avec le premier afin de boucler la boucle.
L’interlude « Tentative de reconnexion » est sans équivoque. Réinitialisant une connexion avec Trinity, le morceau est un extrait du film « La vie d’Adèle », lorsque la tromperie d’Adèle est dévoilée à sa copine, d’où le ton haineux de la tirade. TRINITY rejette ainsi Laylow.
S’en suit alors une véritable descente aux enfers, où les morceaux se construisent autour de la mélancolie, de la dépression et de la tristesse.
POIZON vient alors conclure leur relation, où Laylow revient sur leur liaison avortée, en déclarant qu’il est lui-même le « poizon ».
NAKRÉ et MILLION FLOWERZ sont du même registre, mais s’adressent désormais directement à TRINITY. Le rythme des morceaux ralentit, un peu comme si cette apparente modification du temps permettait à Laylow d’éviter la séparation définitive avec celle qu’il adore.
Concernant les fautes dans les trois morceaux, j’interprète ces erreurs comme une illustration de l’abandon provoquée par TRINITY. En effet, si les morceaux sont des programmes, l’intelligence artificielle qu’est TRINITY ne fait pas de faute, comme l’atteste les autres programmes sans fautes. Or, ici TRINITY a presque coupé toute communication avec Laylow, il n’est pas alors impossible que ce soit lui qui les ait créées pour tenter de renouer le lien avec TRINITY.
Ce qui devait fatalement arriver arriva, TRINITY met un terme à la relation avec Laylow dans l’avant-dernier titre qui introduit l’outro, LOGICIEL TRISTE. Cela restera à mes yeux une des plus belles, mais aussi une des plus tristes conclusions qu’il m’ait été donné d’écouter. Contrairement à Matrix, Laylow/Neo ne finira pas avec TRINITY. Encore pire, celui-ci est renvoyé dans la matrice, et ne fait alors plus partie du même monde qu’elle. La douleur est telle qu’elle justifie le non-sens « logiciel triste », et remet par la même occasion sur le tapis un de mes sujets de réflexion préféré : la limite entre l’Homme et la Machine.
Une agréable surprise est la variété de « featurings » sur l’album (comprenez l’invitation d’autres artistes sur un morceau). À cinq reprises, accompagné de S.Pri Noir, Jok’Air, Alpha Wann, Lomepal et Wit, Laylow introduit certains de ses comparses dans son univers, et il faut reconnaître que c’est prenant. À tel point que les morceaux s’insèrent sans décalage dans l’album, ce qui est à mon sens une performance notable, spécialement en connaissant un peu les styles hétéroclites des autres rappeurs présents.
Pour conclure sur ce petit bijou qu’est Trinity, je souhaitais la rapprocher d’un autre album de rap qui ne m’avait pas laissé de marbre lors de sa sortie : « Le poisson rouge » de Disiz la Peste. Sorti en 2000, c’est une de mes premières initiations à l’univers du rap, autant dire qu’il a défini les fondations de ce que je considère comme un album d’anthologie. Certains utiliseraient le terme « classique », mais ce mot me dérange car il dénature une des composantes de la musique : elle est universelle mais jamais impersonnelle. « Le poisson rouge » est pour moi un album en avance sur son temps, et on y trouve quelques points communs avec TRINITY, qui me laisse doucement penser que la musique n’est qu’un cycle. Les dialogues qui séparent les musiques emblématiques forment le même effet que sur TRINITY. Ils imposent une pause pour étirer le temps et transformer l’expérience sonore en une véritable tranche de vie.
Enfin, les deux albums ont le mérite d’être des reliques qui porte les combats sociétaux de leur époque. Les frasques du poisson rouge possèdent de nombreuses références au racisme latent présent au début des années 2000 en France, comme un message d’avertissement anticipant les résultats du premier tour des élections présidentielles l’année suivante. La structure digitale de TRINITY quant à elle ne laisse aucun doute sur l’époque qu’elle illustre.
L’ultime similitude entre les deux artistes porte sur l’importance de la saga Matrix sur leur existence. Sur ces projets suivants, Disiz fera mention à de nombreuses reprises à la scène impliquant Néo et Morpheus, lorsque ce dernier lui laisse le choix entre la pilule rouge et la pilule bleue. La marque de vêtements de Disiz a par ailleurs comme identité principale une pilule rouge.
Je clôturerai mon avis sur TRINITY avec un espoir de suite. En effet, sur le dos de l’album TRINITY, est inscrit après la liste des pistes un « RELOADED », tout comme le second opus de la saga Matrix, ce qui laisserait présager d’une éventuelle suite à TRINITY.
Cet article est une republication d’un article paru dans l’édition reliée n° 25 de Mag’zine, que vous pouvez toujours aller le lire ici.


