Les estampes japonaises ; son art à travers les siècles.

Introduction

« La grande vague de Kanagawa » de l’artiste japonais Hokusai est sans nul doute l’estampe nippone la plus connue chez nous. Avant d’aboutir à cette forme, cet art a bien évolué, depuis sa naissance à la fin du XVIIe siècle à son déclin vers la fin du XIXe siècle. Je vous propose un voyage à travers le temps pour mieux appréhender cet art si particulier.

La technique de l’estampe japonaise

En préambule, parlons tout d’abord de la technique !

L’estampe japonaise est principalement caractérisée par son procédé de gravure sur bois : la xylographie (signifiant étymologiquement « écriture sur bois »). Pour parvenir au rendu des plus grandes estampes que nous connaissons, celles-ci sont passées par différents procédés artisanaux nécessitant des savoir-faire bien spécifiques.

Le dessin d’origine (appelé « shita-e ») est bien évidemment à la base de l’œuvre, celui-ci est réalisé par le dessinateur à l’encre de Chine sur du papier fin et transparent. Dans l’histoire de l’art, c’est surtout le nom des dessinateurs que l’on retient mais il faut noter que ces derniers ne réalisaient pas eux-mêmes leur gravure.

Ils faisaient appel à d’habiles artisans graveurs, chargés de sculpter le « shita-e » sur des supports en bois. Ces planches étaient extraites d’arbres au bois dur et homogène (souvent de cerisier, de buis ou de catalpa), dont les troncs étaient découpés dans le sens longitudinal des fibres afin de rendre la gravure du bois plus facile. Le papier était alors apposé sur le support, puis le bois était travaillé au couteau pour détourer le dessin et ne garder en relief que les contours, les surfaces blanches étaient quant à elles, évidées à la gouge. Cela va sans dire, mais l’œuvre originale était détruite dans ce processus. On en obtenait néanmoins une planche gravée (la « planche de trait »), qui une fois encrée, permettait de produire des copies quasiment parfaites du dessin d’origine.

À ce stade, c’est maintenant là qu’intervient l’imprimeur, qui va soigneusement garnir la planche d’encre de Chine, puis à l’aide d’un frotton, celui-ci applique une feuille de papier sur laquelle le dessin vient s’imprimer. D’abord monochrome, tirée uniquement en noir sur blanc, les estampes en couleurs ne viendront que plus tard vers la moitié du XVIIIe siècle.

La colorisation d’une estampe exigeait la gravure de plusieurs planches de bois, dérivées de la planche d’origine. Si cette dernière n’était destinée qu’à l’impression en noir et blanc, les autres permettaient d’y introduire de la couleur. Pour cela, on tirait d’abord plusieurs « épreuves » (en gravure, il s’agit du terme désignant les exemplaires d’une impression) sur papier, qui serviront à la gravure de planches permettant l’apposition d’une couleur donnée.

Sur ces épreuves, on délimitait ainsi un tracé coloré selon les formes du dessin. Puis chaque feuille était appliquée sur une planche à part et taillée suivant son contour coloré, c’est-à-dire en veillant à laisser en relief les zones que l’on souhaitait colorer. La principale difficulté dans cette technique réside dans le fait qu’elle nécessite une parfaite superposition des différentes planches gravées. Le rendu définitif de l’estampe s’obtient alors par l’impression successive, sur un même papier, des couleurs de chacune d’entre elles en allant généralement du ton le plus clair au plus foncé.

Les estampes japonaises de l’ère Edo (1600 – 1868)

La démocratisation de l’estampe

L’ère Edo débute vers l’an 1600 avec la prise de pouvoir de Tokugawa Ieyasu, qui va alors instaurer un gouvernement japonais fortement centralisé. Celui-ci va structurer et codifier en profondeur tous les aspects de la vie du pays, l’amenant progressivement vers une longue période de paix intérieure et une relative stabilité économique. C’est à cette même époque (à partir de l’an 1640) que le « sakoku » sera mis en place : une politique isolationniste de fermeture totale du Japon, qui se caractérisera par l’interdiction aux japonais de quitter le territoire sous peine de mort et, aux étrangers d’y pénétrer.

L’aristocratie militaire des daimyos perd de son influence tandis qu’émerge une bourgeoisie urbaine et marchande. Cette évolution sociale et économique s’accompagne d’un changement des formes artistiques, avec la naissance du courant « ukiyo-e » (littéralement « image du monde flottant ») qui se développera à travers la peinture traditionnelle mais, aussi et surtout, avec les estampes nippones gravées sur bois.

« Vivre uniquement le moment présent, se livrer tout entier à la contemplation de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier et de la feuille d’érable… ne pas se laisser abattre par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître sur son visage, mais dériver comme une calebasse sur la rivière, c’est ce qui s’appelle ukiyo »

Cette citation de l’écrivain japonais Asai Ryōi (1612-1691) dans son ouvrage « Conte du monde flottant » (1966), définit parfaitement ce à quoi correspond l’ukiyo de la période Edo (que l’on distingue de l’ukiyo bouddhiste).

Ces deux visions de l’ukiyo s’accordent sur le caractère éphémère de la vie. Mais tandis que les enseignements bouddhistes originels en concluaient que chacun devait consacrer son énergie dans des quêtes spirituelles dont le fruit pourrait être récolté dans une prochaine vie, les idéaux urbains de l’ère Edo encourageait plutôt à profiter pleinement des plaisirs de l’existence actuelle. Edo, la capitale de l’époque, hébergeait deux principaux pôles d’attractions : le quartier des théâtres et le quartier de plaisir de Yoshiwara.

Les nouveaux thèmes, représentés par l’ukiyo-e, correspondaient donc aux centres d’intérêts de la bourgeoisie de l’époque, tels que le théâtre kabuki, les combats de sumo, le charme des jolies femmes « bijin », celui des célèbres courtisanes « oiran », ainsi que les scènes érotiques « shunga ». L’époque dite « Genroku » (1688-1704), sera l’apogée de ces formes de divertissements et permettra le premier vrai essor de l’ukiyo-e.

En effet, les marchands et propriétaires de théâtres recherchaient un média bon marché comme support publicitaire tandis que les citadins, aspiraient plutôt à conserver le souvenir de leurs loisirs et de leurs idoles. L’avantage de l’estampe japonaise résidait en sa simplicité à pouvoir démultiplier une même image afin d’en assurer une large diffusion, et fut par ailleurs favorisée par une certaine liberté d’expression accordée par le shogunat. Le peintre et créateur d’estampes, Moronobu (1618-1694) sera considéré comme le premier représentant de l’ukiyo-e et contribuera à sa diffusion dans les classes les plus modestes.

L’apparition de nouveaux thèmes (de 1810 à 1868)

Des décennies passent et, au début du XIXe siècle, la culture d’Edo commence à décliner. La censure exercée par les autorités se montre de plus en plus sévère sur les oeuvres dépeignant des personnalités ou des sujets politiques. En 1793, cette censure allait même jusqu’à interdire de faire figurer les noms des femmes représentées sur les estampes, à la seule exception des courtisanes de Yoshiwara. Si certains artistes continuent malgré tout à produire des estampes sur cette thématique, un genre nouveau fait son apparition avec les maîtres Hokusai et Hiroshige : l’estampe de paysage.

Les paysages confèrent à l’art de l’estampe un second souffle, en accord avec les aspirations de la société de l’époque. La politique isolationniste des Tokugawa ayant perduré jusqu’alors, les japonais rêvent désormais de liberté et, d’une façon ou d’une autre, cherchent à se délivrer de cette claustration ambiante. C’est sous cette impulsion que des gens de tous les horizons vont se mettre à sillonner les routes du pays, pour contempler l’infinie variété de paysages qui s’offrent à eux.

Renouer avec cette nature qui les a vu naître, vivre au rythme des saisons, contempler les cerisiers en fleurs, s’imprégner de la fraîcheur du soir, admirer les premières neiges : toutes les occasions sont propices à de longs voyages ou à de simples promenades. Être au contact de la nature et s’émerveiller devant la montagne, la mer, les lacs et cascades : les loisirs du peuple ne se confinent plus aux seuls théâtres kabuki et quartiers de plaisirs urbains.

La nature prend une place à part entière dans la vie des japonais et les estampes transcrivent ce quotidien transfiguré. Hokusai et Hiroshige discernent cette évolution de la société et la subliment à travers l’estampe de paysage. Faisant preuve d’une très grande audace, les deux maîtres insufflent à l’ukiyo-e une nouvelle vie, en alliant à la fois avant-gardisme et retour aux sources. Le paysage, traité jusqu’alors comme un élément secondaire et employé en tant qu’arrière-plan pour une scène narrative ou un portrait, devient alors un authentique sujet de composition.

L’eau et la montagne jouent un rôle déterminant dans les estampes de paysage et l’utilisation d’un nouveau pigment, le bleu de Prusse, va transcender durablement leur aspect. Cette couleur, d’origine synthétique, était plébiscitée des artistes en raison de la longévité de son éclat. Ils la censure de l’époque les contraignait à n’utiliser qu’un nombre restreint de couleurs.

Une palette chromatique trop riche aurait suggéré un luxe ostentatoire, contraire aux principes gouvernementaux de l’époque. La profondeur du bleu de Prusse permettait ainsi aux artistes d’en tirer de subtils dégradés, qui contribueront par leur fraîcheur, au succès de l’estampe de paysage. Hokusai, le premier, en fera un usage systématique dans les « Trente-six vues du mont Fuji », série qui marquera l’avènement de l’estampe de paysage comme un genre nouveau.

Les estampes japonaises sous l’ère Meiji (1868- 1912) et au-delà

L’ère Meiji débute en 1868 et sonne la fin de la politique isolationniste japonaise. Après plus de deux siècles de fermeture totale, le Japon s’ouvre à l’Occident et ses importations. En France, c’est à partir de cette même période que les estampes japonaises se font connaître, notamment grâce aux expositions universelles organisées à Paris (en 1867 et 1878) qui contribuèrent largement à les révéler au grand public.

Réciproquement : le Japon va subir les influences américaines et européennes, les nouvelles techniques d’imprimerie et la photographie prennent le pas sur l’estampe traditionnelle, qui va inévitablement décliner au fur et à mesure que le pays s’occidentalise. Tandis qu’un engouement frénétique naît pour la photographie, l’ukiyo-e devient désuet et la génération des grands dessinateurs ne s’en trouvera pas renouvelée.

Après de longues décennies de disette, la renaissance de l’estampe japonaise n’aura lieu qu’au début du XXe siècle avec le mouvement « Shin hanga » (littéralement « nouvelles gravures »), induit par Shozaburo Watanabe. Celui-ci va déceler l’existence d’une forte demande en Europe et aux États-Unis, pour les estampes japonaises. Il va ainsi relancer cet art en s’entourant de dessinateurs, d’artisans graveurs et imprimeurs pour les faire collaborer sous sa ligne artistique, très à l’écoute du marché occidental.

Cet engouement se développe autour d’une vision magnifiée du Japon de l’ère Edo, qui fait tant rêver les étrangers. Watanabe va alors se saisir des thèmes traditionnels de l’ukiyo-e et les restituer dans un style plus moderne. Il va y incorporer des techniques de peintures occidentales (alors inédites dans l’art japonais) telles que les effets de lumières, générées par l’astre solaire ou lunaire, dont les rayons vont colorer l’atmosphère d’une scène ou d’un paysage : créant ainsi une multitude d’ombres et reflets qui sublimeront le jeux de perspectives au sein de la composition de l’artiste.

La richesse de ces dégradés de couleurs et l’infinité des détails sur ce nouveau type d’estampes vont mettre à rude épreuve la dextérité des graveurs et, exiger d’eux la gravure de bien plus de planches de couleurs qu’une estampe ukiyo-e traditionnelle. La virtuosité des artisans imprimeurs sera ensuite mise à contribution afin de restituer le plus fidèlement possible, l’ensemble de ces superpositions chromatiques sur le rendu final.

Le peintre Hasui Kawase, sera l’un des grands maîtres du « Shin hanga », à tel point qu’il recevra le titre de Trésor National Vivant, de la part du gouvernement nippon. Le « Shin hanga » prospérera jusqu’à la mort de Watanabe en 1962, qui marquera la fin de ce courant en tant que mouvement artistique. Aujourd’hui, les ateliers de Watanabe continuent de produire des estampes sous la direction de sa descendance, qui perpétue l’héritage « Shin hanga », encore source d’inspirations pour les artistes contemporains de gravure sur bois du monde entier.

Ainsi se termine notre voyage, pour ensuite mieux repartir.

L’art de l’estampe japonaise n’a jamais cessé de faire rêver ceux qui l’admirent. Depuis sa démocratisation à l’ère Edo jusqu’à aujourd’hui, on se rend compte que ses nombreuses représentations mettaient surtout en lumière des instants du quotidien, qui une fois gravés sur bois puis restitués sur papier, pouvaient finalement être contemplés avec émotions. J’affectionne tout particulièrement l’estampe de paysage, et pour moi, cet aspect contemplatif est d’autant plus saisissant sur ce type de composition.

Si comme moi, ces panoramas vous font rêver : je vous invite à faire un tour sur ukiyo-emap, le site qui cartographie les lieux du Japon ayant inspirés les dessins des maîtres Hokusai et Hiroshige : je vous assure un onirique voyage à travers le Japon des estampes.


Cet article est une republication d’un article paru dans l’édition reliée n° 23-24 de Mag’zine, que vous :pouvez toujours aller le lire ici.

Images

  • 01 – « La grande vague de Kanagawa » du maître Hokusai
  • 02 – Gravure sur bois – Le dessin est détouré. Crédit Vincent Desplanche
  • 03 – Sumos, représenté par l’artiste Hishikawa Moronobu
  • 04 – Le quartier des plaisirs de Yoshiwara, représenté par l’artiste Utagawa Toyoharu
  • 05 – « Pleine lune à Hiroura, Hinuma » de Hasui Kawase
  • 06 – « Neige à Shinkyo, Nikko » de Hasui Kawase


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Ici Lord, « petite main » pour le Mag'zine dans la rubrique Soleil Levant, on m'exploite 48h par jour (oui, oui c'est possible !). La preuve : on m'avait averti que le taff serait rude. Or, un homme averti en vaut deux. Donc 2*24... vous me suivez ?

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