La Bohême et l’Ivraie
Je voudrais vous faire découvrir une des œuvres de mon auteur français de science-fiction favori, j’ai nommé Ayerdhal. Cet auteur très prolixe, d’origine lyonnaise, utilise presque toujours ces romans pour décrier les déviances bien concrètes et très actuelles de différentes formes de pouvoir, en plaçant ses histoires dans un univers totalement imaginaire et futuriste. C’est même son principal cheval de bataille et il prend un grand plaisir à explorer les différentes possibilités de faire la « nique » à tous ces pédants autoritaires, imbus de leur petite, ou grande, importance.
Avec « La Bohême et l’Ivraie », Ayerdhal s’est vu offrir une première chance de publication, par Fleuve Noir, et il s’est littéralement « lâché » en jetant sur le papier un grand cri du cœur, réunissant tout à la fois dans le même roman, ses plus profondes objections comme ses plus grandes passions. Il a transmis aussi de son propre aveu, un gros bout de sa personnalité, en répartissant ses principaux traits de caractère et fantasmes de l’époque, dans les différents personnages de son roman.
« La Bohême et l’Ivraie » est d’abord paru dans la collection « Anticipation », ce qui a contraint Ayerdhal à un découpage spécifique de quatre romans réclamé par la maison d’édition (« Ylvain, rêve de vie », « Made, concerto pour Salmen et Bohême », « La Naïa, hors limites » et « Ely, l’esprit miroir »). Cette édition est d’ailleurs gratifiée de magnifiques illustrations de couverture, signées Gilles Francesco.
L’auteur a légèrement « remanié » son texte pour la version « intégrale », éditée en 2000, chez Fleuve Noir, puis rééditée Au Diable Vauvert, en 2010. Mais rentrons plutôt dans le vif du sujet et laissez-moi vous présenter plus en détail ce roman que je qualifierai sans complexe de chef d’œuvre.
L’univers de la « Bohême et l’Ivraie »
Dans un futur lointain, l’humanité a essaimé à travers la galaxie sur différentes planètes, autant par nécessité vitale que par besoin d’expansion. Le pouvoir politique qui dirige cette diaspora s’appelle « l’Homéocratie » (du grec « homios » qui signifie « semblable » et « kratos » qui veut dire « pouvoir »). Il s’agit donc d’un système gouvernemental sous forme de fédération, réunissant quelques deux cent trente « États-nations » (planètes, elles-même dirigées par des conglomérats et autres puissances économiques) en une assemblée – le « Conseil Homéocrate » – qui élit un président. Chaque État-nation possède une voix à cette assemblée et devrait donc peser le même poids, dans un monde « idéal », mais les jeux d’influences y font rage. Le président est assisté de diverses commissions ou institutions satellites, qui échappent souvent à tout contrôle, comme avec le « Comité Éthique », censé servir de garde-chiourme (mais qui contrôle les contrôleurs, je vous le demande ?). Dans La Bohême et l’Ivraie, le Comité Éthique a d’ailleurs un rôle prépondérant en la personne de son dirigeant, Jarlad.
L’humanité a également évoluée, développant certains pouvoirs, en même temps que diverses technologies. Cette évolution a donné naissance à un nouvel « art total » (le « kineïrat »), qui stimule tous les sens à la fois (ouïe, odorat, goût, toucher) et quelques autres perceptions plus subjectives. Cet art enseigné par « l’Institut », fortement noyauté par le « Comité Éthique » – et non pas d’éthique, la nuance a son importance ! Cette « noble » académie forme les futurs « kineïres », jeunes gens plus ou moins dotés de pouvoirs psioniques, qui apprennent, pour la majorité, à « projeter » directement dans le cerveau des spectateurs leurs créations avec les émotions et autres sensations qui s’y rapportent. Certains ne sont que de simples télépathes, ne pouvant qu’envoyer leurs pensées dans l’esprit des autres, d’autres sont capables de manipuler les perceptions sensorielles de leurs spectateurs, théoriquement consentant, à plus ou moins grande échelle. Bref, c’est là un formidable outil de propagande et de contrôle des populations, même si la majorité des élèves ne sont tout simplement que des artistes en herbe. Vous imaginez bien que le « Comité Éthique » ne peut pas laisser ce « bon grain » sans surveillance…
L’histoire
Débute avec Ylvain, jeune homme de dix-huit ans, plus doué en techniques « kineïres » que réellement imaginatif, doté d’un esprit vif, voire incisif et totalement anticonformiste. Il aspire à diffuser son « art » sur les plus grandes foules, en déployant son talent à satiété. Un peu trop même puisqu’il est expulsé du noble « Institut » après un ultime « viol » multi-sensoriel, infligé à l’ensemble du corps professoral et à ses condisciples. Je ne vous décrirai pas sa création, mais elle vaut le détour dans les tréfonds de l’horreur introspective. Le recteur de l’Institut s’emploie alors à casser cet esprit rebelle, pourtant prometteur, pour qu’il ne puisse plus jamais « projeter », en le mettant devant ses propres insuffisances.
Ylvain de Myve (son nom d’artiste), s’il est intelligent, n’en reste pas moins sensible aux critiques constructives et nous le retrouvons sur Still (planète coloniale, ne faisant pas partie du Conseil Homéocrate), vivotant de projections « kineïres sauvages » (parce que faites hors du cadre officiel), mais il n’en est pas satisfait. Son esprit tourne en boucle sur les faiblesses de son « art », pointées par le recteur, dont il tente d’exploser les limites par divers tâtonnements depuis deux ans (et oui, seul il peut être un peu long à la détente). Jusqu’à ce qu’il fasse la rencontre d’une adolescente « bohême », de treize ans, Ely, sauvage, incontrôlable, imaginative, dotée d’un culot délicieusement outrageant et, surtout, « kineïre innée » et non recensée d’une puissance incroyable.
Essentiellement suivi par des adolescents de onze à dix-huit ans, le mouvement « Bohême » bénéficie sur cette planète de la complicité et de la mansuétude de tous les adultes. C’est une sorte de rite de passage de l’enfance à l’âge adulte, sous forme d’utopie anarchiste et pacifique, déclinée elle-même en quatre « tendances » aux noms forts évocateurs, comme le mouvement « Sensual ».
Ylvain, du haut de ses vingt ans, décide de prendre Ely sous son aile (du moins le croit-il, car nul ne veille sur Ely, c’est elle qui veille sur vous, ou qui vous surveille) et va rejoindre ce mouvement, fasciné par la jeune fille, et se lier avec quelques « vieux » dans la vingtaine, eux aussi, qui rêvent d’une « Bohême » plus adulte, car ils ont du mal à s’intégrer au carcan du conformisme « homéocrate ». A leur contact, Ylvain trouve enfin l’étincelle qui lui manquait et va offrir une création unique en son genre, sublimant le rêve « Bohême » par un premier spectacle total avec « Rêve de vie ». Je ne vous dévoilerai pas son contenu par crainte de nuire à la puissance narrative et évocatrice de cette création, imaginée par Ayerdhal.
Ylvain va mettre le feu aux poudres de l’assoupissement homéocrate, en propageant cette utopie, semant l’ivraie, avec d’autres artistes talentueux et plus matures qui se joindront peu à peu au mouvement, grâce à une tournée pluriplanétaire (non officielle, voire carrément prohibée) qui soulève l’enthousiasme des foules et l’intérêt voilé quelques dirigeants planétaires.
Les diverses rencontres et expériences artistiques d’Ylvain vont forger sa personnalité d’adulte, démarrant par le pseudo-échec de l’Institut, puis la découverte du mouvement « Bohême », jusqu’à ses rencontres avec une élève presque parfaitement « standardisée » de l’Institut, Made, ou le vieux directeur de l’école kineïre dissidente « Tashent », et bien d’autres encore, comme les « ministres » de la planète Terre, ou les chiens de chasse du « Comité Ethique » (encore qu’ici, c’est plutôt l’affaire de la jeune Ely). Si l’évolution psychologique d’Ylvain tend à le mener vers une humeur alternant du pacha nonchalant à l’artiste en pleine introspection, la flamme de la rébellion n’est jamais réellement éteinte et offre des flambées dévastatrices, souvent inspirées, quelques fois savamment orchestrées par « ses » femmes (Ely, Made, La Naïa).
De « ses » femmes justement, parlons-en !
Leur rôle est essentiel à l’évolution de l’histoire et, loin d’être de simples potiches, servant de faire valoir, Ayerdhal les a doté de personnalités bien distinctes mais complémentaires, tout en leur donnant l’occasion de jouer leur propre « partie » avec et autour du personnage d’Ylvain.
D’abord, Mademoiselle, aussi nommée « Made » par Ely, jeune « kineïre » fraichement émoulue, elle voit loin dans le futur (non, ce n’est pas une voyante ! Elle est juste vraiment très intelligente) et profond dans les sentiments humains (elle n’est pas télépathe non plus ! Une brillante alliée lui dévoile ce qu’elle ne devine pas, mais je n’en dirai pas plus).
Mademoiselle comprend les ficelles du système mais les accepte tant que cela sert ses propres intérêts. L’Institut l’envoie « affronter », lors d’un festival officiel sur Still, Ylvain et son « Rêve de vie » sauvage, pour prouver au monde homéocrate que le véritable génie n’existe qu’au sein de l’académie. Confiante en ses créations et son talent, gonflée d’un sentiment de supériorité parfaitement entretenu par le recteur de l’Institut, elle se fait laminer par Ylvain, qui a évolué à un niveau qu’elle brûle d’atteindre, après un très court passage vexatoire. Elle n’aura de cesse d’intégrer le mouvement « Bohême », moins pour défendre leurs idéologies que pour apprendre ces nouvelles techniques dont elle a ressenti tout le potentiel exploitable.
Ensuite, La Naïa est une « vieille » bohême de vingt ans, jeune femme sublime et mystérieuse, affichant un calme olympien, mais hautement dangereuse. Son aptitude à se mouvoir d’une manière à la fois gracieuse et vive, comme si elle vivait l’air au lieu de le respirer, mais surtout son étonnante capacité à nager longuement sous l’eau, lui ont valu ce surnom de « La Naïa », qu’elle s’est approprié jusqu’à en oublier son vrai nom, car c’est aussi cela l’esprit « Bohême ». Elle ne va réellement déployer tous ses talents de tueuse que pour protéger ses amis, surtout lorsque le « Comité Éthique » se décidera finalement à imposer un arrêt « musclé » et impitoyable à la tournée « Bohême ». Elle soutient Ylvain, à sa manière calme et silencieuse, lui apportant la force brute qu’il n’a pas.
Enfin, Ely, jeune adolescente, qui grandit bien au fil de l’histoire. Tout du long, on rencontre son esprit à la fois frondeur et manipulateur, son insolence, son humour à double tranchant. Ely est l’incarnation de l’esprit « Bohême », l’égérie d’Ylvain, déployant son talent « kineïre » presque comme elle respire, d’abord pour amuses ses amis au détriment des adultes qui les croisent, puis sur les foules qui viennent acclamer la tournée « Bohême », mais aussi afin de protéger Ylvain, qu’elle « adopte » presque immédiatement. Nous aurons petit à petit un aperçu de sa puissance psionique et de son incroyable intelligence pour atteindre l’apothéose dans la partie finale de l’histoire.
Si Made et La Naïa ont également une grande importance pour Ylvain, toutes deux se rapprochent de lui plus par « intérêt » (conscient ou induit) que pour tout autre raison. Tandis qu’Ely est plus complexe : si Ylvain la traite comme sa fille (c’est un peu ironique non ? Ils n’ont que sept ans d’écart), elle ne joue le jeu qu’un temps. Ely a un besoin vital d’Ylvain, viscéral même, et elle ne patientera sagement que pour mieux se l’approprier. Leur relation est un mélange d’échanges fusionnels, teintés de manipulations consenties et de consentements manipulés.
Pour conclure sur l’histoire
Si le titre est un clin d’œil à la parabole biblique du bon grain et de l’ivraie, l’histoire en est également une interprétation toute « ayerdhalesque » (si vous voulez bien me passer l’expression). L’auteur se livre ici à une critique, sans concession mais avec beaucoup d’humour, sur notre société, en la propulsant à quelques siècles dans le temps, et en imaginant toutes les possibilités pour « réveiller » ce monstre sclérosé. Et il a une imagination fertile et enthousiasmante !
Ayerdhal joue également en virtuose avec toutes les possibilités de « kineïrat », cet art ultime qu’il a inventé. En décrivant dans le plus grand détail les créations de ses artistes, il nous emporte si allègrement par l’enthousiasme désespéré de « Rêve de Vie » (spectacle d’Ylvain) ou par la magie onirique de « Concerto pour Salmen et Bohême » (spectacle de Made) qu’on ne peut s’empêcher de ressentir de l’empathie pour ce rêve « Bohême », tout réaliste ou matérialiste qu’on soit. Et ce ne sont pas les seuls, l’histoire est ponctuée de ces « spectacles » virtuels, projetés directement dans notre cerveau de lecteur, en même temps que dans celui des véritables spectateurs, prolongeant encore les effets de cet art total.
Plus encore
Je ne peux vous quitter sans vous parler un tant soit peu des autres œuvres d’Ayerdhal.
Si j’ai découvert cet auteur avec le cycle de « Cybione » (polars d’anticipation sortis entre 1992 et 2003, mettant en scène une jeune femme, issue de cuves cybernétiques produisant un unique clone à l’infinie, ne se « réveillant » que pour accomplir quelque mission-suicide ou travail dont nul ne veut), j’ai adoré « L’Histrion » et « Sexomorphose » (sortis en 1993 et 1994, véritable coup de gueule contre la xénophobie et quelques autres défauts bien humains, nous montant un personnage tout en dualité, en proie aux désirs et dégoûts d’un monde archaïque pré-homéocrate), je reste cependant une fervente adepte des périodes « homéocrates ».
Si vous souhaitez suivre une chronologie temporelle, je vous invite à les découvrir par « Mytale » (roman paru en 1991, présentant les aventures et découvertes d’un survivant à la vaine tentative de colonisation d’une planète aberrante et monstrueusement belle, de la Fédération Homéocrate – seulement treize planètes « officielles »- et poursuivre avec « Le Chant du Drille » (roman paru en 1992, racontant l’enquête d’une xénobiologiste sur la « faune » locale, humanoïde et suicidaire, d’une planète colonisée) ou encore les deux nouvelles « La troisième Lame » et « Pollinisation » de l’époque de l’Expansion post-bohême, explorant elles aussi les défauts les plus chauvinistes et autoritaristes de la colonisation en leur opposant des alternatives très « individualistes ».
Si c’est l’aspect « rébellion » qui vous attire, vous pouvez également glisser dans une belle utopie avec « Parleur ou chronique d’un rêve enclavé » (paru en 1997, le titre parle de lui-même il me semble).
Ayerhal étant un auteur prolixe et engagé, je ne citerai que ces titres, néanmoins chacun de ses écrits sont un vrai bonheur pour moi. Je reviendrai certainement vous présenter d’autres œuvres, car je ne me lasserai jamais de le lire. Et le mot de la fin sera pour Ayerdhal avec sa sentence préférée
« la culture est le seul garant de la liberté. L’art est un de ses véhicules ».
Cet article est une republication d’un article paru dans l’édition reliée n° 10 de Mag’zine, que vous pouvez toujours aller le lire ici.